Discours à la soirée L’Europe contre l’antisémitisme
Delphine Horvilleur était à L’Europe contre l’antisémitisme, la soirée de mobilisation la revue La règle du jeu le 3 juin 2024 au Théâtre Antoine. Son discours porte sur l'importance de l'humour juif pour faire face au désespoir, la nécessité de reprendre le contrôle du langage contre les manipulations antisémites, et l'appel à la solidarité et à la dignité humaine pour lutter contre la haine et sauver notre humanité commune.
Transcription
Oy, oy, oy, oy, oy, oy, oy ! Je crois que je n'ai jamais autant prononcé ce "oy, oy, oy" que depuis quelques mois. En Yiddish en principe, il cherche à exprimer une plainte ou une inquiétude, mais en réalité, tous les spécialistes le savent, ça sert exactement à faire le contraire. En quelques syllabes, ça suggère qu'il est possible, peut-être, de prendre un peu de distance avec ce qui nous arrive ou de tenter de le faire. En tout cas, les juifs ont toujours fait ça dans les moments les plus noirs de leur histoire.
Ça passe aussi, évidemment, par raconter des blagues, des histoires drôles, souvent beaucoup plus drôles que des plaisanteries sur des nazis sans prépuces - mais je mets ça de côté. C'est comme si la fonction de l'humour juif était la mise à distance du désespoir par l'auto-dérision et un pied de nez hyper puissant à tous les haineux qui nous entourent.
Et là, bien sûr, c'est le moment où je suis obligée de vous raconter une blague. Il y en a une que Denis Olivennes m'a racontée juste après le 7 octobre, et je crois que j'ai dû la répéter 10 000 fois. Alors, pardon pour ceux qui l'ont déjà entendue et qui la connaissent, mais à mon sens, c'est la meilleure blague juive du moment. Elle dit : Quelle est la différence entre un juif pessimiste et un juif optimiste ? Le juif pessimiste dit, "Oy, ça pourrait pas être pire." Mais le juif optimiste dit, "Mais si, ça pourrait être pire." Et ce soir, avec vous, j'ai très envie d'être optimiste.
Alors je sais, certains se disent qu'on joue avec les mots, mais précisément, je pense qu'aujourd'hui, il est urgent, urgentissime de reprendre la main sur les mots et sur le langage. Je crois que plus que jamais, il faut pouvoir penser leur pouvoir au moment où certains leur font dire n'importe quoi, les manipulent, les contorsionnent, se cachent derrière des mensonges, au moment où certains vous affirment que, promis juré, ils ne sont pas du tout antisémites, mais juste antisionistes, la plupart du temps sans pouvoir dire exactement ce qu'ils entendent par là, à part, abracadbra, l'évaporation de 7 millions de juifs au Proche-Orient.
Au moment où d'autres, pas du tout antisémites, je le conçois très bien, manipulent sans l'entendre eux-mêmes des clichés antisémites éculés, une rhétorique ancestrale archie connue et se mettent à parler une langue un peu à l'insu de leur plein gré, au moment où tellement de gens laissent libre cours à cette haine, barrent le chemin des campus aux étudiants juifs, boycottent des manifestations culturelles et sont persuadés, je les cite, “d'être du bon côté de l'histoire”.
Au moment où se développe un étrange antisémitisme vertueux de personnes qui sont convaincues d'être du côté du bien, du juste, du pur, peut-être qu'il convient plus que jamais de parler du langage de cette haine et de la mémoire qu'on doit toujours en avoir. La haine du juif dans l'histoire a toujours, en tout cas, bien souvent touché des gens qui se croyaient bien sous tout rapport, qui pensaient avoir la bonne croyance, la bonne théologie, la bonne idéologie.
Très souvent, ils étaient convaincus que le juif empêchait leur famille, leur pays ou le monde entier d'être en paix ou de tourner rond. Paradoxalement, c'est très souvent au nom de l'amour du prochain, ou de la paix dans le monde, ou d'un souci d'unité qu'on a détesté le juif. Et ça, c'est une des forces de cette haine ancestrale capable de muter à chaque époque. En fait, on pourrait presque la résumer en une minute à peine, faire un espèce de petit cours d'antisémitisme accéléré, accessible à n'importe quel étudiant, même à Sciences Po, et ça pourrait se résumer ainsi :
On a reproché aux juifs tout et son contraire. On les a accusés d'être trop riches et trop pauvres, d'être un danger pour le système ou d'être le système, d'être capitalistes et bolcheviques, d'apporter des maladies ou de contrôler les lobbies pharmaceutiques, d'être trop discrets, trop bling-bling, de se mêler aux autres, de refuser de se mêler aux autres, de ne pas se défendre ou au contraire de trop se défendre, d'être apatrides ou au contraire d'aspirer à un pays. Et on pourrait continuer comme ça très longtemps, très longtemps cette liste absurde.
Vous le savez, dans les sociétés patriarcales, le juif a souvent été jugé trop féminin. Il aime l'argent, il est hystérique - comme les femmes! Mais c'est magique. Il suffit que la société se soucie enfin des droits des femmes pour que certains se mettent à juger le juif un peu trop viril, un peu trop mâle alpha. Et pour que certaines féministes, bien sûr, peinent à défendre les femmes israéliennes violées, parce qu'elles seraient un peu trop masculines. En fait, ne cherchez pas, c'est simple. Selon les temps et les contextes, le juif sera toujours celui qu'on accuse de ce dont on veut se débarrasser. Il est celui qu'on attaque pour tenter de recréer un semblant d'unité.
Alors je l'ai écrit dans mon dernier livre et je suis prête à faire ce pari avec vous : demain, face à la crise environnementale, vous verrez qu'on accusera les juifs de trop polluer et de mal recycler. Et si des espèces animales viennent à disparaître, par exemple les zèbres, eh bien j'en suis convaincue, on dira que c'est la faute des Hébreux. Alors bien sûr, on peut en rire, mais c'est terrifiant.
Mais le diagnostiquer, ce n'est pas céder au désespoir, mais au contraire, je crois que c'est commencer à se donner des outils pour le repérer, même dans la bouche de ceux qui parfois le diffusent sans s'en apercevoir. Et vous l'entendez encore une fois, tout passe par les mots et le langage. Et moi depuis le 7 octobre, je n'arrête pas de me demander s'il ne faudrait pas en fait changer de langue, trouver des mots pour faire entendre ce que beaucoup de gens refusent d'entendre. Parce que vous l'avez remarqué, à chaque fois que vous faites remarquer à quelqu'un que sa parole porte de l'antisémitisme, très vite il vous accuse d'agiter ce foulard comme un paravent, de chercher à couvrir le crime. Et c'est comme s'il fallait inventer d'autres mots, peut-être des néologismes, pour que son oreille entende ce que sa bouche est en train de dire. Mais comment fait-on cela ?
Il y a bien des gens qui ont essayé dans l'histoire cet exercice, Gary, on en parlait il y a un instant, Zweig, Perec, beaucoup d'autres. Et comme beaucoup d'autres gens, moi aussi aujourd'hui je cherche. L'autre jour, avec quelques amis, je ne trouvais plus de mots pour parler de ce qui nous arrive et j'en ai finalement inventé un, un mot qui n'existe pas du tout, dans aucun dictionnaire. Je leur ai dit que l'heure était à rechercher partout autour de nous la menschitude - j'en ai même fait un t-shirt qu'on m'a offert. C'est-à-dire de se mettre en quête de ce que dans la tradition juive on appelle les menschs, des hommes et des femmes dignes qui se lèvent toujours à un moment donné pour sauver l'humanité.
Et c'est avec ce mot qui n'existe pas que je voudrais maintenant conclure ce soir parce que je suis optimiste. Je me dis que peut-être, grâce à Bernard-Henri Lévy, grâce à La règle du jeu, grâce à vous, pourrait souffler sur nous un vent de menschitude et pourraient encore se lever des hommes et des femmes qui refusent ces haines qui nous défigurent. Et je veux croire que nous saurons encore nous tenir ensemble, non pas pour sauver les Juifs, mais pour sauver notre humanité commune, que l'antisémitisme toujours, toujours tente d'assassiner.
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